Oisans - Roger Canac : testament provisoire…
Roger CANAC
Apprenti curé à Saint-Pierre de Rodez. Elève de Gaston Bachelard à la Sorbonne. Retour à la terre en Haute-Savoie et Savoie. Aspirant guide (1954) puis guide de haute montagne (1959). Maître d'école pour vivre toute l'année en Oisans. Président de la Compagnie des Guides de l'Oisans (animateur du centenaire de la première ascension de la Meije (1977). Président du Syndicat National des Guides de Montagne (1983-1988). Adjoint au maire du Bourg d'Oisans, puis de Mizoën, face à la Meije. Amateur de fleurs, de cristaux, de champignons. Plusieurs thèmes inspirent ses écrits. Personnages de la haute montagne : De Saussure, Gaspard, Balmat, Durand. Ils ont ouvert le chemin. Enfance et vie paysanne : " Réganel ou la montagne à vaches ", Glénat 1994. " Paysan sans terre ", Glénat 1996. Préface L'enfant Montagnard. Les cristaux : " L'or des cristalliers ", Denoël, 1980. " Des cristaux et des hommes ", Glénat, 1997. Livre initiatique influencé par G. Bachelard : "Le cristal nous aide à comprendre le matin ". L'important est dans le regard et dans les mains du cristallier et dans le cheminement d'un amant jamais comblé d'une chimère.
CRISTAUX ET CRISTALLIERS DE L'OISANS
1 - Justificatif
Aujourd'hui en 2005-2006, les cristalliers ont mauvaise presse en Oisans. Seront-ils massacrés avec le "foudroyage" des mines de la Gardette ?"Au village sans prétention j'ai mauvaise réputation…"
Jusqu'ici, les gendarmes traditionnels gardaient mesure, tolérance et bon sens. Que se passe-t-il donc aujourd'hui ? Le 23 mars 2005 au matin, voyant perquisitionner, saisir des cristaux, arrêter des cristalliers qui travaillaient, vivaient, payaient les impôts dans ce petit pays, mis en garde à vue, je ne pus m'empêcher de dire au chef de gendarmerie : " Je suis responsable et coupable. " Comme les collègues. Et le chef m'a rétorqué : " Occupez-vous de vos bouquins. " Justement, il faut que je les complète ces bouquins.
JJe ne dirai rien contre l'institution judiciaire et policière, faillibles comme tous les systèmes inventés par les hommes. Des exemples manquent-ils ? Accepterai-je pour autant la confusion de ce qui nous est dit et des questions mal posées ?
Ayant parcouru les hautes montagnes, pourquoi ne prendrais-je pas de la hauteur et de la distance encore une fois. ? A l'âge de 8 ans je trouvais mes premiers cristaux dans le champ aux cailloux blancs de ma grand-mère… Comme s'ils m'avaient souri. Lors de ma première saison de guide en Oisans (1955), tentant d'extraire de beaux cristaux dans la Méridionale d'Arves, je me comportais, sans le savoir, en cristallier délinquant, voleur de cristaux "qui appartiennent tous à l'Etat", comme un gendarme enquêteur me le fit savoir le 23 mars 2005.
Je ne suis pas seulement solidaire des cristalliers d'ici, entre les mains de la justice. Je suis un simple cristallier comme eux, "pillard" des beautés de la nature, "trafiquant" des trésors de la nature, "destructeur" de sites miniers ou naturels, mineur "clandestin", travailleur "dissimulé" d'une "économie souterraine illégale." La presse l'a écrit, inspirée par qui ?.
Au surplus, je serais auteur de chantages, de faux témoignages, d'outrages à magistrat, d'incitation à commettre des délits, de détention d'explosifs, recel de cristaux, etc. Coupable d'avoir "commis" deux livres à la gloire de la beauté, de la pérennité, de la conservation des cristaux et des cristalliers ? Le premier inspiré par le fameux guide Gaston Rébuffat, le second par Jacques Geffroy, prospecteur minier, savant de terrain. L'or des cristalliers, (Denoël, 1980); Des cristaux et des hommes, (Glénat, 1997).
Me contenterai-je de satisfaire aux impératifs de la vérité et de la justice, ou de ce qu'il en reste, en m'efforçant de ne pas confondre justice et institution judiciaire, valeurs morales et intérêts calculés de pognon, de pouvoir, de pub ? Oserais-je penser que cette confusion nous mène vers la pensée unique et totalitaire : droit ou justice ? Société ou civilisation ? Etat ou Nation ? Raison raisonnante ou raisonnable ? Pouvoir ou influence ? Où est le supplément d'âme ?
Besoin d'un recyclage civique ? Le retour aux fables de La Fontaine ne pourrait-il pas être envisagé d'urgence dans les hautes écoles de la magistrature et du droit ? L'agneau aurait-il toujours tort face au loup ? (Le zéro et l'infini). L'âne qui a brouté quelques bouchées d'herbe d'autrui serait-il accusé de crime abominable ? Un cas pendable ? C'est le thème du procès L'étranger d'Albert Camus… Remonter ainsi aux sources de la sagesse ?
2 - Une tradition aussi ancienne que l'humanité
Chercher des cristaux fut d'abord recueillir les pierres dures pour fabriquer des outils tranchants ou percutants.
Peu à peu, les hominidés auraient ramassé des pierres de parure, des pierres de magie, thérapeutiques, des pierres de culte, symboliques, des pierres ornementales, esthétiques, des pierres mystérieuses, scientifiques…
Vers 7500 ans avant notre ère, dès la fonte des glaciers, à Varces ou à Comboire, sur les rives du Drac et de l'Isère, les hommes du "mésolithique" taillaient les silex du Vercors et les quartz de l'Oisans pour fabriquer outils, armes, parures et talismans. Suivaient les Assyriens, les Égyptiens et les peuples de la Bible : Abraham et ses descendants, Moïse et le grand prêtre (Exode ch. 28) avec son pectoral orné de 12 pierres précieuses, comme Ézéchiel (ch. 28), comme l'Apocalypse et sa "nouvelle Jérusalem" (ch. 21). Et Job qui s'écriait : " Aux limites des ténèbres on fouille la pierre obscure et ce qui était caché on l'a produit à la lumière. " (ch. 28). Les cristaux ou les pierres précieuses semblent avoir été plus recherchés que l'or et l'argent.
Les anciens auteurs grecs et romains, Aristote, Pline, Agricola… connaissaient les cristalliers. Ceux du Moyen Age fournissaient des pierres à l'abbesse Hildegarde de Bingen pour soigner le corps et l'âme, des pierres de couleur pour les reliquaires et ostensoirs. Ceux de la Renaissance connus de Josias Simler exploraient les sites minéralogiques du Grimsel, du Gothard et des autres Alpes pour tailler des vases et coupes dans la masse du cristal ou pour s'adonner à la recherche scientifique à ses débuts, l'alchimie étant mère de la chimie.
Dans la foulée, les cristalliers du 17ème et surtout du 18ème siècle, le "Siècle des Lumières" ajoutaient au cristal taillé les spécimens de collection pour cabinets de sciences naturelles stimulant les découvertes minéralogiques. L'Oisans était un pays de "minières" inspirées des mines antiques sarrasines et médiévales. L'on y découvrait des mines nouvelles d'argent, de cobalt, de nickel des Chalanches et d'or de la Gardette. On parlait du paradis des mineurs, des minéralogistes et des collectionneurs, plus tard, enfer des mineurs, et aujourd'hui, enfer des collectionneurs cristalliers.
Les curés et notables s'intéressaient aux cristaux. En 1678, le curé de Clavans négocie les cristaux de ses paroissiens et du voisinage. En 1717, le curé de Villard Notre-Dame fait expertiser l'or trouvé par Garden, cristallier. En 1740 le curé du Freney d'Oisans (Blanc) exploite avec son neveu et une équipe de sa paroisse, une "fosse de cristal". Querelle avec des équipes voisines. En 1766-1792, le curé Cullet d'Huez né à la Garde (le Rosay) appartient à une famille de cristalliers, magasiniers, négociants pour le compte des concessionnaires. Il a dû connaître la cristallière de l'Herpie visitée par Guettard en 1775. Vers 1780, le curé Dusser d'Allemont, "fondé de pouvoir" du sieur Barral à Maronne, pratique, à la demande du Directeur des Mines, Binelli ou Schreiber, une intimidation à l'encontre des voleurs de minerai (le monitoire : traîner le Bon Dieu par les pieds), mais la nuit, il prête la cave de la sacristie aux fondeurs clandestins. 1784, le Père Angélique du Couvent des Récollets du Bourg d'Oisans fait visiter sa collection minéralogique à l'avocat grenoblois De la Salcette. Ces quelques exemples pris au hasard des archives témoignent d'une intense "activité cristallière".
L'effervescence de cette activité signale plus de 100 cristalliers et mineurs repérés d'après les querelles, accidents ou autres activités notoires. Une trentaine de patronymes existent encore dans les paroisses d'Oisans dont Ollivier dit Mandrin le charbonnier, Jean Vieux dit pas Crésu, des Hostache, Favier, Villaret, Jayme, Michel, Cottin, Chalvin, Vaujany, Roux, Glaudas, Pellissier, Porte, Ponce, Rivoire, Caix, Veyrat, Rouard, Bosse, Bard, Girard, etc. prouve l'ancienneté et le dynamisme de cette activité cristallière. Les concessionnaires des mines, dont Micoud, envisagent d'accaparer le libre espace des cristallières consenti aux paysans dans les reconnaissances seigneuriales depuis des temps immémoriaux. En 1753, ils obtiennent, grâce à l'intendant représentant le pouvoir royal, un arrêt du Conseil d'Etat leur accordant l'exclusivité des mines. Attendu que, pour des raisons de sécurité, "les paysans ne savent point conduire les galleries dans le rocher… ne connaissent pas en faisant jouer la mine ni la manière de placer leurs pétards ni les précautions à prendre avec la poudre…" Ce qui laisse supposer que le "minage" fait partie de la tradition. Les dits paysans-cristalliers encadrés par leurs consuls (maires), leur châtelain, soutenus par leur Seigneur Duc de Villeroy, conseiller du roi et chargé de la régie de ses biens en Dauphiné, obtiennent le maintien de leurs avantages : "liberté de travailler à l'extraction du cristal qui se trouve dans les montagnes d'Oisans" : 8 juin 1763. L'Assemblée du mandement d'Oisans du 21 juin 1763 le confirme. Cet acte "démocratique", "concerté", "décentralisateur", n'annonce-t-il pas l'an -26 de la liberté, c'est à dire de 1789. Bel exemple de résistance préventive.
La fin du 18ème siècle en Oisans, fut une période fertile en découvertes minéralogiques.
L'histoire "officielle" signale, apparemment, les auteurs de ces découvertes.
Vers 1780, un shorl vert aurait été découvert par le savant De Bournon, analysé chimiquement et cristallographiquement par Romé De L'Isle, nommé par la suite oisanite, delphinite, et enfin, épidote. Le paysan cristallier (homme, femme ou enfant du pays, comme la bergère Marie Payen qui avait trouvé, aux Chalanches, une pierre pesante d'argent natif) qui aurait présenté cet étrange caillou à un curé ou notable local ? Oublié. Vers 1782, un shorl en gerbes dont la découverte fut attribuée au directeur des mines des Chalanches (Allemont), Schreiber, soumise pour étude à De Bournon et à Romé De L'Isle n'aurait-il pas été trouvé sur le chemin qui conduit à la Rivoire du Mont de Lans, par un paysan cristallier local qui pourrait être considéré comme le premier découvreur de la préhnite ? A la même époque, le shorl lenticulaire mauve ou rosé, attribué à Schreiber, identifié par Romé de L'Isle en 1783, nommé axinite par Haüy, n'aurait-il pas été découvert par un cristallier paysan dans le secteur de la Balme d'Auris ? On a même dit " par un enfant. " Vers 1797, le schorl octaèdre ou bleu indigo attribué à Schreiber, nommé anatase pa Haüy, n'aurait-il pas été découvert et extrait des roches de Maronne (La Garde) ou de Vaujany par des paysans cristalliers de ces lieux ? A la même époque, le sphène (d'après sa forme) ou titanite (d'après sa composition), objet d'une communication scientifique par De Fleuriau de Bellevue, n'aurait-il pas été trouvé par des paysans chercheurs de cristaux des Grandes Rousses ? Ces découvreurs, anonymes aujourd'hui, n'auraient-ils pas été injustement oubliés ? Comme les compagnons de Christophe Colomb, découvreur officiel de l'Amérique, continent curieusement attribué à un certain Américo Vespuci.
Les merveilleux ouvrages de minéralogie soumettent, à notre contemplation, de superbes photographies de minéraux. Leur identification se réfère à aux lieux d'origine, aux identificateurs, aux collectionneurs et Musées, très rarement aux chercheurs et découvreurs.
Tout ce qui sort des mains et "forceps" des cristalliers tombe aux oubliettes. Ne s'agirait-il pas d'une certaine usurpation, voire d'une injustice ? Je pense aux cristalliers, strahler ou garimpeiros qui redécouvrent leurs trouvailles, perdues de vue, dans un livre ou sur une photo.
Le siècle suivant, doté du code minier napoléonien, qui a "oublié" de distinguer carrières, minières, cristallières selon la formule ancienne, assistera à un fonctionnement intermittent "mines à éclipses" d'or, d'argent, de cuivre, de zinc, de plomb de l'Oisans. La géographie ne facilite pas une exploitation industrielle… Entre des concessions éphémères, les cristalliers "gratteront" artisanalement, en amateurs, dans les espaces et laps de temps demeurés vacants.
Cette période sera "illustrée" par le savant minéralogiste Alfred Lacroix et son cristallier attitré : Napoléon Albertazzo du Bourg d'Oisans, voire Giraud Lézin du Villar d'Arène, occasionnellement Gaspard de la Meije, Xavier Carraud et autres de la Grave, émules du chercheur d'or Salomon.
S'en suivra une période de quasi abandon de l'activité minéralogique soulignée par Claude Guillemin (Évolution de la minéralogie des gens du monde, 1977).
Passée la période de "l'après Schreiber", Dolomieu, Emile Gueymard, des collectionneurs comme, Vésigné, alimentent les Muséum de Paris et de Grenoble, de Suisse et d'ailleurs.
Vers 1920 d'après Guillemin, les amateurs ne sont plus que quelques fossiles vivants tués par le scientisme de quelques mandarins. Vers 1950, Les collections privées sont bradées ou jetées par les héritiers… et l'on porte à la décharge les collections publiques…
Ce sera le moment idéal pour les quelques "mordus du caillou" comme Roger Fournier et les Charlet, Simond, Cretton de Chamonix, comme quelques fils des derniers ouvriers de la concession Lancesseur (Gaspard, Girod, Genevois), quelques jeunes du pays attirés par la Gardette, "d'aller aux cristaux". Quelques "étrangers" viennent ramasser du quartz pour les instruments électroniques et informatiques nouveaux.
Guillemin relance l'idée des collections. "Livre toujours ouvert que le meilleur traité ne saurait remplacer", d'après Pujoux (1813). Il se tourne vers les jeunes minéralogistes amateurs passionnés. Il ne parle pas des cristalliers éclairés, conservateurs du patrimoine ni des savants de terrain comme Jacques Geffroy, Alexis Chermette et Bernard Poty associé aux guides cristalliers de Chamonix (Thèse de Poty, 15 déc. 1967 sur la croissance des cristaux de quartz dans les filons de la Gardette et du Mont-Blanc…) Avec les recherches des Suisses, il s'agit d'une véritable avancée scientifique.
Nous assistons alors à la minéralogie de masse portée par l'idée de retour à la nature mais avec ses bourses internationales. La première au Bourg d'Oisans (Pâques 1975) déclenche une véritable "ruée vers les cristaux et minéraux de l'Oisans".
Quelques uns d'entre nous s'inquiètent. Et nous fondons, en 1978-79, une association "Nature, Minéralogie et Traditions Populaires en Oisans". Nous souhaiterions voir "large" et en partenariat. Nous adressons un projet de convention aux communes de l'Oisans en vue d'intégrer l'activité des cristalliers dans le tissu géographique, historique, économique, culturel et naturel. Ce projet est adressé aux communes, lors de l'AG du 12 août 1980, par le président André Turc, arrière-petit-neveu de Gaspard de la Meije. Pas de réponse, mais quelques arrêtés municipaux en ordre dispersé, pas de soutien de l'Administration, des Instances Patrimoniales et Scientifiques. Nous ne connaissions ni Poty, ni Geffroy, ni autre "pointure" capable de poser le problème en haut lieu. Belle occasion manquée. Le grand musée de la faune et des minéraux du Bourg d'Oisans voit le jour en 1987. Il bénéficiera de la vente de la trouvaille de l'hiver 1990. Occasion de garder au pays des pièces d'exception.
Étions-nous trop individualistes au fond de notre "cambrousse" ? Faute de gestion cohérente, nous allions payer l'inertie des pouvoirs, les bavardages stériles par la lamentable affaire de 2005.
3 - Comprendre les cristalliers
"Juger c'est, de toute évidence, ne pas comprendre" (A. Malraux).
Il appartenait à GEOPOLIS de recadrer "la grande famille du caillou" en restituant l'amour du cristal, et donc les cristalliers, à leur vraie place. La filière partenariale commence par la recherche, l'extraction jusqu'à la collection, l'étude scientifique, l'exposition dans les musées publics ou privés, avec les instances du Patrimoine.
D'après F. Delporte, "Dans les pays (de Suisse et d'Autriche) les cristalliers (ou strahler) sont considérés comme du patrimoine vivant, gardiens d'une longue tradition montagnarde, et sont accompagnés par les pouvoirs dans leurs activités " (Règne Minéral). Exemple à suivre.
Son point de vue n'est pas éloigné de celui de B. Poty : " Les cristalliers contribuent à faire connaître les beautés de la nature… ils permettent aux scientifiques des trouvailles. Sans eux, pas de matériel d'étude et pas de développement scientifique… " (Lettre du 31 mars 2005).
Il n'est pas éloigné de celui de Jean Guibal, Conservateur du Patrimoine de l'Isère : " Les cristalliers des Alpes sont, avec les passeurs des cols, avec les colporteurs, avec les guides, ceux qui ont longtemps constitué la vraie noblesse parmi les montagnards " (Lettre du 22 sept. 2005).
Qui oserait s'inscrire en faux ?
Ils ne s'éloignent pas du moraliste sceptique Cioran qui, sans le savoir, dessinait un portrait où je vois maint cristallier : "Il eut l'orgueil de ne commander jamais, de ne disposer de rien ni de personne. Sans subalternes, sans maîtres, il ne donna des ordres ni n'en reçut. Soustrait à l'empire des lois et comme antérieur au bien et au mal, il ne fit pâtir âme qui vive… etc. " Précis de décomposition (1949). J'ajouterai : "ultra perfectionniste dans la restitution de la native lumière et de la perfection du cristal, il connut d'inlassables labeurs… Dans le silence."
Ils rejoignent tous l'académicien philosophe et esthète Roger Caillois : "Je suis porté à considérer chaque pierre comme un monde, j'ai hasardé le terme de "mystique", le détournant de sa signification religieuse et lui donnant pour support la matière elle-même. (Pierres réfléchies, 1975) Je me sens devenir de la nature des pierres, je m'efforce de les saisir en pensée à l'ardent instant de leur genèse." (Pierres, 1966) Les cristalliers parlent-ils ce langage ? Peut-être dans leur silence ou leur contemplation discrète.
On pourrait couronner tout cela avec les poètes visionnaires qui n'ont jamais "tapé sur les cailloux".
Écoutons Baudelaire : "Qu'aimes-tu le plus, dis, homme énigmatique ? La beauté ? Je l'aimerais volontiers déesse et immortelle…" (L'étranger).
Écoutons Rimbaud, rebelle des étoiles " Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les cachettes mouvantes et dit sa prière à l'arc en ciel à travers la toile de l'araignée. Oh les pierres précieuses qui se cachaient ! Les fleurs qui regardaient déjà… (Illuminations). Approche de l'univers.
Et Guillevic pourrait conclure : "Si tu vois une pierre qui te sourit, iras-tu le dire ?…"
Lisant un autre poète, suite à ma rencontre avec ma première pierre à cristaux (Van der Camment), j'élargissais ma vision de paysan :
La "géode" trouvée bien plus tard par mon vieux père, cristallisée en dedans et au dehors, est devenue patrimoine sacré.
Qui oserait encore nous accuser de polémiques malveillantes dans un contexte de l'obligation de réserve et du secret de "l'instruction" ? Qui aurait l'impudeur de blasphémer, de profaner ce qui est au plus intime de l'homme, l'âme ? A Gaston Bachelard, mon professeur de philosophie lorsque j'avais 21 ans, Gaston Rébuffat faisait graver une médaille : "Le cristal de roche aide à comprendre le matin"
Ce maître, bien qu'il n'eut pas montré comment décrocher le cristal de sa roche mère, sujet à l'ironie du vénéré prospecteur minier "le Geff", s'expliquait… Sur le cristal ? Le cristal nous aide à comprendre la matière. Nous y retrouvons la jeunesse de nos actes… Un cristal porte chance, un cristal fait aimer, un cristal préserve des dangers. Il attire l'astral.
Sur le cristallier : Celui qui porte, en quelque manière, ses mains dans un amas d'étoiles pour en caresser les pierreries. Caresser c'est beaucoup dire… Dans l'effort, dans la douleur et dans le sang mêlé à la terre.
Gaston Bachelard citait son maître terrien, Gaston Roupnel, remontant de nos ancêtres australopithèques jusqu'aux passionnés d'aujourd'hui. Aux jours des mondes anciens, celui qui nous a vus, sensuelle argile et boue dolente, traîner à terre une âme primitive, nous reconnaîtrait-il sous les grands souffles ?… et voici que nous sommes Âme avec les ailes et la Pensée dans l'orage.
Peut-être pensait-il à Rimbaud, à une Saison en enfer : " Un soir j'ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l'ai trouvé amère. Et je l'ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice." Ou l'injustice ?
Ces poètes inspirés pensaient-ils aux cristalliers en garde à vue à la gendarmerie de l'Oisans pour avoir trop aimé la beauté, la transparence et la perfection des cristaux ?…
Je pourrais continuer à laisser dire les philosophes et les poètes désarmés.
Contre qui ou contre quoi faut-il s'armer ? Sinon contre la confusion des propos ou les soupçons totalitaires ? J'ai bien écrit " totalitaire ".
Oserais-je dire que les conclusions (fermées) ne sont que points de vue et non pas vérité (ouverte).
Lorsque j'initiais les adultes à "l'entraînement mental" de Peuple et Culture, nous relativisions les points de vue par les aspects des choses et des hommes.
Le cristal des primitifs n'était-il pas la pierre dure à faire des outils ? Aspect utilitaire. Le cristal devenu rare, ne serait-il pas devenu marchandise, pour vivre mieux ? Aspect économique.
Un cristal pur, dur et fragile, n'inspire-t-il pas au cristallier, exigence passionnée, patience et indulgence ? Aspect psychologique.
Un cristal, symbole de perfection, ne suscite-t-il pas les droits selon la loi ou l'usage et les devoirs, sans oublier la déontologie du savoir-vivre ? Aspect juridique.
Le cristal, objet de prestige montagnard, n'a-t-il pas élevé le cristallier au rang des personnages sortant de l'ordinaire : braconniers pour survivre comme Genevois dit "Pé Blanc", braconniers d'honneur comme Lézin du Villar d'Arène, contrebandiers hors frontières comme Favier, dit "Poussière", par ailleurs déserteur pacifiste, frères des Camisards résistants religieux, maquisards patriotes et justiciers comme Mandrin le charbonnier ? Aspect sociologique.
Cristallier hors la loi ou cristallier d'honneur ? Fidèle aux anciennes coutumes, traditions et à la loi universelle comme Antigone qui rendait le devoir de sépulture à son frère rebelle.
Avant de juger selon un point de vue totalitaire, ne conviendrait-il pas de jauger en considérant les multiples aspects des cristaux et des hommes ? Comme les couleurs d'un arc en ciel, comme les branches d'un arbre. Complexité de notre nature humaine.
J'avais évoqué les fables de La Fontaine, enracinées dans le bon sens des siècles, à l'usage des Hautes Écoles de l'Administration, de la Magistrature, de l'Equipement, etc. Le lion aura toujours "besoin d'un plus petit que soi"… et "la montagne peut accoucher d'une souris". Les hommes sont-ils faits pour les systèmes qui verrouillent, ou les petits hommes que nous sommes, pour la liberté de respirer ? Les actes libres sont rares dans la vie des hommes disait Saint Thomas d'Aquin. Les pierres sont nos maîtres silencieux disait Goethe, penseur universel. Pour lui, la seule liberté fut la cristallisation.
Macle de quartz, la Gardette, Oisans - Photo : Louis-Dominique Bayle ©
4 - Testament provisoire
Toute écriture est un testament. Le 12 mai 2006, je cherchais des morilles dans nos montagnes, encore espace de liberté, où toutes les pierres "appartiendraient aujourd'hui à l'Etat". Des morilles, pas à vendre mais à partager.
Mon regard s'est posé sur un bébé chevreuil qui venait de naître. Divine surprise. Échange de regards d'affection. J'ai pensé à la plus belle phrase de la langue française dite par Albert Camus : " Entre la justice et ma mère je choisirai ma mère ", qui peut nous sauver tous contre les intérêts de pouvoir, de pognon, de parasitisme, de paranoïa mégalomaniaque et mythomaniaque.
J'avais rencontré un ingénieur des mines, collectionneur émérite, expert en minéralogie, A. Delerm. Il me parlait des collections de deux cristalliers de l'Oisans, les plus menacés, et il me disait, un an avant l'affaire de la Gardette : " Ils mériteraient la Légion d'Honneur pour ce qu'ils conservent et qu'ils nous donnent à voir. " Comme c'est étrange !
Faudrait-il rappeler leur parcours : les avalanches de pierres et de neige, les travaux d'aménagement de routes, fondations, remodelages de terrain à finalité touristique, les mines orphelines et les parois croulantes ? Et tout ce qui menace de faire disparaître les cristaux hors de nos regards contemplatifs ?
La passion est aussi souffrance. Pour avoir ravi le feu réservé aux dieux, Prométhée fut enchaîné à la cime d'une montagne et rongé par un vautour. Sisyphe fut condamné, pour avoir révélé le secret des dieux, à rouler vers le haut d'une montagne, une grosse pierre dont chaque éclat minéral était plein de nuit. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme, concluait Camus.
Toute passion doit-elle être rachetée par un supplice ? Ce serait trop cruel.
J'ai entendu un intellectuel de la montagne parler de "gang" des cristalliers. Bon Dieu ! Faut-il lui pardonner s'il ne sait pas ce qu'il dit ? Il ne s'agissait que de paroles, heureusement, et non des abus de pouvoir que nous connaissons, dans n'importe quel non-sens.
Sont-ils capables de comprendre cela les soi-disant justiciers armés qui disposent des cristalliers désarmés ? Faudrait-il écrire sur chaque cristal, à leur encontre : " Liberté, j'écris ton nom " ?
Qui pourrait nous en empêcher ? Le pouvoir sans partage d'une poignée de paranoïaques ? Impossible.
Courage !
Article publié dans le catalogue de l'édition 2006 d'EURO MINERAL et EURO GEM SAINTE-MARIE aux MINES.
Nos remerciements à Louis-Dominique BAYLE de la revue "Le Règne Minéral" pour la mise à disposition des photos de minéraux de l'Oisans.