C’est un objet, somme toute modeste dans ses dimensions qui fut trouvé innocemment par Hervé (dit le Breton, mais Lorrain) dans les dépôts du Campanien supérieur de Journiac qui affleurent dans une carrière où nous a amenés Hervé (dit du Musée).
En raison d'une morphologie particulière, comprimée, évoquant en première approximation une dent, mais sans avoir les caractéristiques de dents de squales relativement fréquentes dans les sédiments du Campanien, l'identification du spécimen est passée par plusieurs chemins de traverse. Par ailleurs sa nature minéralogique fut également pour nous un élément d'indétermination. Bec de cépaholopode ou dactylopodite de crustacé ? Que nenni. Il fallut en revenir à l'hypothèse d'une dent. Mais de quel poisson ?
Si on connaît maintenant la réponse et même le(s) nom(s) donné(s) au propriétaire originel de cette dent, l'histoire montre que des incertitudes ont présidé dès le départ à son identification et sa dénomination. Les recherches de documentation vont progressivement à la fois guider la détermination et à la fois obscurcir quelque peu la nature et le nom donnés à ce poisson du Crétacé. Il n'est pas aisé de débrouiller cette histoire, même en prenant le parti d'un aperçu chronologique. En effet, les naturalistes de l'époque n'avaient pas nécessairement connaissance d'autres travaux qui pouvaient avoir une certaine antériorité quant à la description et à la dénomination de fossiles. Notre tentative de proposer une approche historique et scientifique à partir de notre dent va séparer dans un premier temps les travaux réalisés des deux côtés de l’Atlantique.
C'est le naturaliste Debey qui, antérieurement à 1849, aurait le premier dénommé Ancistrodon un reste de poisson identique à notre spécimen provenant du Crétacé d'Aix-la-Chapelle. Malheureusement cette référence reste introuvable car il semble que son travail soit resté sous forme manuscrite, bien que porté à la connaissance d'autres naturalistes de l'époque.
En 1849, mais surtout en 1852, M.F. Roemer décrit une dent, recourbée et comprimée, identifiée comme Ancistrodon sp. dans le Crétacé du Texas. Cela correspond à peu près à la partie en forme de griffe de notre exemplaire, si on en croit la figuration (figure 10 au milieu de dents de sélaciens). Elle est considérée comme une dent de type inconnu.
En 1854, F.-J. Pictet dans l'inventaire des squalidés fossiles évoque le genre Ancistrodon, connu que par quelques dents dans la craie, et considère cependant qu'il y a une incertitude quant à sa situation exacte. Il précise : "M. Debey en a indiqué une espèce dans la craie d'Aix-la-Cbapelle, et M. F. Roemer en cite une des mêmes terrains du Texas".
En 1859, P. Gervais illustre des dents comprimés provenant de l'Eocène (Aude) qu'il attribue à des poissons de type Sargus, avec les espèces Sargus (?) serratus et Sargus ? armatus. En voici une figuration partielle dans laquelle les numéros 8, 9 et 10 peuvent présentent des ressemblances avec ce qu'on observe sur notre exemplaire.
On ne peut résister à reproduire la manière dont les "anciens" reportaient leurs travaux dans les comptes rendus des séances des académies des sciences, ici à l'origine à l'Académie Royale des Sciences de Belgique. Il s'agit en l’occurrence d'une communication de L. De Conninck en 1870.
Voici comment ce savant introduit son article : "II y a quelques années, mon excellent et regrettable ami Waterkeyn, dont la sante n'a pu résister aux fatigues de sa charge , ni a son ardeur pour l'étude des sciences physiques et naturelles, découvrit dans la craie blanche de Meudon, près Paris, un débris de poisson, de forme remarquable, qu'il eut l'obligeance de me confier pour en faire l’examen et en publier la description. Si je m'acquitte un peu tardivement du devoir qui m'incombait, cela tient a diverses circonstances qu’il est inutile d'exposer ici, mais parmi lesquelles I'état de ma sante et l'affaiblissement de ma vue ont joue le plus grand rôle."
Puis il aborde l'objet en question par ces mots : "Ce reste de poisson possède une forme si particulière et si différente de tout ce que l'on connaît, qu'il est assez difficile de se prononcer d'une manière absolue sur la nature de la fonction à laquelle il a dû servir." et plus loin : "Sir Philip de Malpas Gray Egerlon, l'un des plus savants ichthyologues de notre époque, que j'ai consulté à cet égard, m'a donné l'assurance de n'avoir encore rien observé de semblable."
De fil en aiguille et après diverses considérations il propose donc de créer un nouveau genre dénommé Ankistrodus et une nouvelle espèce Ankistrodus splendens. Il est à noter que dans une séance suivante il indique que compte tenu d'une antériorité d'utilisation du terme, il faudrait substituer le nom Ancistrognathus à celui d' Ankistrodus.
L'échantillon type figuré ci-dessous a été déposé au Musée de l'Université de Louvain.
Comme on peut le constater ce n'est pas tout à fait la même dent que la nôtre même si globalement elle présente la même morphologie. Elle devait avoir en fait une autre place dans la mâchoire du poisson.
En 1872, un sieur P. Gervais revient sur la découverte de De Conninck.
Dans son article, cet auteur indique qu'il connaît 4 autres exemplai-res de cette forme de dents: "Le premier a été signalé et figuré par moi, à propos de l'Onchosaurus, mais sans que j'aie essayé d’en classer l'espèce ; il appartient au cabinet de l'École des mines ; un moule du second fait partie des collections du Muséum ; le troisième appartient au cabinet de géologie de la Sorbonne, et m'a été communiqué par M. Hébert Le quatrième exemplaire faisant partie des collections françaises est moins grand que le troisième, mais à base également très saillante. Il provient de la craie d’Arvert (Charente-Inférieure), et a été donné au Muséum par M. le D. Chevallier."
On remarque plus nettement sur ce troisième exemplaire figuré des caractéristiques identiques au nôtre. Il est encore identifié alors comme Ankistrodus, mais son affinité avec des poissons modernes demeure incertaine.
Dans ses ouvrages « Mémoire sur les poissons du terrain bruxellien (Eocène) » et « Deuxième mémoire sur les poissons du terrain bruxellien », Wrinkler propose en 1874 et 1877 le nom de Corax fissuratus pour une des dents de poisson du même type. Un nouveau nom vient donc de faire son apparition.
En 1879, C. Ubaghs signale la présence d'une nouvelle espèce Ancistrodon nov, sp. dans le Crétacé (Maestrichtien) du Limbourg, mais sans description.
En 1881, C. Schlüter précise la description (traduite de l'allemand) du genre Ancistrodon : "La dent est aplatie sur toute sa longueur, 1,5-2 mm d'épaisseur, environ 2-3,5 mm de large, 6-7 mm de long, arrondie sur les bords latéraux. Il se compose de deux parties principales. La partie inférieure de l'émail ou de la couronne ne mesure que 1/4 de la longueur de la partie racine, est translucide semblable à de l'hyalite, insérée obliquement sur la partie racine et à l'extrémité inférieure du biseau en une courte ligne droite ou quelque peu incurvée dirigée vers le large surface de la dent entière crochet émoussé incurvée. Le morceau de racine plat (à l'état fossile) est recouvert d'un émail brun noirâtre brillant et légèrement et irrégulièrement strié longitudinalement". Cela correspond assez à notre exemplaire. Sur la figuration, on remarque cependant une racine très longue.
En 1883, W. Dames consacre un travail (en Allemand) au genre Ancistrodon, créé par Debey comme on l'a vu. Il prend acte des indications de Ubaghs et Schlüter et reproduit un dessin de l'exemplaire d'Aix-la-Chapelle, figuré par Schlüter ci-dessus.
Il note l'analogie avec des poissons de type baliste, mais prudemment sans en tirer de conclusions définitives. Il décrit plusieurs nouvelles espèces d'Ancistrodon enbénéficiant de l'examen de nombreux exemplaires provenant du Crétacé supérieur d'Aix-la-Chapelle, de Lybie, du Texas et aussi de l'Eocène et de l'Oligocène. Dans la figuration ci-dessous on peut retenir les numéros 6 (Crétacé de Lybie) et 9 (Eocène d'Egypte) comme étant proches de notre exemplaire, mais surtout le numéro 6.
En 1890, A. Gaudry, alors professeur à la chaire de Paléontologie du Muséum de Paris et fondateur de la paléontologie évolutive moderne, intervient à son tour un peu philosophiquement sur Ancistrodon : "...dans la classe des poissons comme dans les autres classes du monde animal, il y a eu sans doute des types qui ont été cantonnés dans les temps secondaires et ont péri avec eux;
leurs différences avec les formes actuelles paraîtront plus grandes, lorsque nous les étudierons mieux. Mais, d'autre part, des enchaînements devront apparaître là où tout d'abord nous avons cru voir des lacunes.
J'en peux citer comme exemple les dents d'Ancistrodon. MM. Debey, Roemer, Winkler se sont demandé si ce ne seraient pas des dents de squales; de Koninck, si ce ne seraient pas des dents d'Hybodus; Gervais, si ce ne seraient pas des incisives de Sargus. En réalité, personne ne savait ce qu'elles pouvaient être, quand M. Dames, sur les conseils de M. Hilgendorf, ayant regardé au fond de la bouche des Balistes, découvrit que les dents d'Ancistrodon étaient des dents pharyngiennes conformées à peu près comme dans les types actuels".
C'est bien la même dent que la nôtre et elle provient de Charente Maritime !
Cependant, comme rien ne sera simple dans l'histoire de notre poisson, M. Leriche décrit en 1905, toujours dans la famille des Balistidae, des éléments dentaires de poissons de l'Eocène de Belgique sous le nom d'Ancistrodon. Il propose ci-dessous une figuration de dents d'Ancistrodon armatus dont le numéro 32 est également assez proche du nôtre.
C'est Priem qui en 1908 revient sur les dents de la craie de Meudon en préférant Ancistrodon à Ankystrodus. Il figure un exemplaire l'espèce Ancistrodon splendens de De Coninck (voir plus haut) qui est en fait un moulage d'une pièce conservée à la Sorbonne !
En 1909 J. Cornet a déterminé des dents en forme de griffes appartenant à une espèce inédite d'une genre très rare, Ancistrodon. Il les considère comme des "géants" du genre ! Il n'y a pas de figuration.
Notre ami Leriche, cité plus haut, décrit cette fois en 1911 plusieurs dents de poissons trouvés dans la craie, près de Mons dans le Hainaut. Certaines de ces dents présentent les caractères des dents que Debey avait dénommé Ancistrodon. L'examen d'autres dents associées dans le même échantillon l'amène à compléter les caractéristiques du poisson.
Et c'est parti pour une nouvelle dénomination de dents d'un poisson appartenant aux Pycnodontidés avec l'espèce Acrotemnus splendens à la place d'Ancistrodon splendens. Les dents en crochets sont qualifiées de dents préhensiles. Malheureusement la figuration disponible est très mauvaise, mais on y devine des caractères assez significatifs.
Dans son travail sur la géologie de l'Egypte de 1914, E. Stromer utilise toujours le nom d'Ancistrodon pour signaler plusieurs échantillons dans des calcaires du Crétacé.
Suivant en cela les recommandations de Weiler (1930) et de White (1930) dont je n'ai pu retrouver les articles, Arambourg, le grand spécialiste français des Vertébrés fossiles, estime en 1952 qu'il faut substituer le nom de Stephanodus à celui d'Ancistrodon !
Avec ces exemplaires des phosphates du Maroc, il y a quelques ressemblances mais il manque toute la partie inférieure de notre dent (la racine).
L'étude récente de Kriwet, en 2005, du crâne et de la dentition de poissons pycnodontes, permet maintenant de bien replacer les dents comme la nôtre dans la mâchoire. Il s'agit bien de dents pharyngiales d'un poisson pycnodonte qu'on peut rattacher aux balistes au sens large. L'auteur revient d'ailleurs sur les exemplaires fossiles et sur l'historique mouvementé des appellations diverses des mêmes dents. Malheureusement il ne donne pas d'indications claire sur la meilleure dénomination à adopter. Voici cependant ce qu'il donne comme figuration sous le nom d'Ancistrodon.
En 1857 Leidy établit l’espèce Hadrodus priscus qui est figurée seulement en 1873 ! Les dents associées aux restes ne sont pas des dents pharyngiales.
O.P. Hay en 1899, dans un article pointant la nécessité de changer des noms de genre et d'espèces de poissons fossiles, considère que le nom Ancistrodon de Debey ne peut être valide. En voici les raisons. En 1799, Palisot de Beauvois, a créé le genre Agkistrodon (en fait un reptile) et Ancistrodon ne serait qu'une variante du même mot grec originel. Hay propose alors le nom de Grypodon. Ainsi les espèces décrites par Dames en 1883 doivent s'appeler désormais du doux nom de genre de Grypodon. Un peu plus tard, dans le catalogue des vertébrés d'Amérique du Nord de 1902, le même O.P. Hay classe Ancistrodon du Crétacé supérieur dans la famille des Balistidae mais sous le nom de genre de Grypodon comme il l'avait suggéré antérieurement.
En 1950, J.T. Gregory décrit une nouvelle espèces Hadrodus marshi dans la craie du Kansas, qu’il rattache aux poissons pycnodontes. Mais les dents intégrés à la mâchoire figurée ne correspondent pas à la nôtre.
En 1970, cette fois dans l’Albama, Applegate signale Hadrodus priscus mais sans avoir de dent similaire à la nôtre. Il intègre cet exemplaire dans le groupe des poissons pycnodontes.
Nous sommes maintenant en 1986 et G.L. Bell Jr décrit un poisson pycnodonte dans le Crétacé d'Alabama (USA) dont une partie du crâne est conservé. C'est l'occasion de revoir les anciennes dénominations, c'est-à-dire d'établir une synonymie avec Grypodus et Ancistrodon et d'intégrer ce type de dents cette fois dans le genre Hadrodus.
L'intérêt réside cette fois dans une figuration photographique de qualité où l'on observe des dents dites pharyngiales, très similaires à la nôtre, en place sur une partie de mâchoire conservée.
En 1992, E.M. Manning & D.T. Dockery III figurent une dent pharyngiale de l’espèce Hadrodus priscus est. Ils soulignent la variété des dents et le fait que différentes parties de Hadrodus ont été décrits à différents moments par différentes personnes sous plusieurs noms.
C’est sensiblement bien la même que la nôtre !
C’est très récemment, en 2010, que sont figurées par M.A. Becker et al. des dents dites branchiales qui ont bonne allure. Elles sont reliées à une espèce cf. Hadrodus priscus qui appartiendrait au Pycnodontiformes ( ?). Le point d’interrogation traduit une incertitude quant à ce rattachement aux pycnodontes.
Le site « Fossils of New Jersey » (http://fossilsofnj.com/skates_rays/ hadrodus_priscus.htm) figure sous le nom d’espèce Hadrodus priscus plusieurs dents pharyngiales qui montrent une réelle ressemblance avec la nôtre. Dans ce site il y a une validation par E Manning, spécialiste de l’Université de New Orleans (voir plus haut).
C’est un autre site, moins « professionnel » (http://digsfossils.com/fossils/ nj_shark_navesink.html ) qui figure également des dents pharyngiales proches de celles de pycnodontes sous le nom Hadrodus priscus en précisant que c’est également connu sous le nom de Stephanodus. La caution de E.M. Manning est également invoquée.
Le site « Oceans of Kansas Paleontology » dans sa rubrique Pycnodontid fishes from the Kansas Cretaceous (http://oceansofkansas.com/pycnodont.html) consacre un intéressant chapitre à Hadrodus, toujours sous la caution de E.M. Manning. Un historique est proposé et des dents semblables à notre exemplaire sont figurées.
Le plus intéressant réside sans doute dans la photo de la mâchoire du poisson avec encore les dents pharyngiales insérées. Ces dents présentent une très grande ressemblance avec la nôtre.