Les marbres belges à Versailles | |
par Eric Groessens Professeur à l'Université catholique de Louvain-la Neuve Géologue au Service géologique de Belgique |
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Pour Louis XIV, tous les matériaux les plus beaux et les plus chers devaient être montrés à Versailles. Ainsi trouve t'on à Versailles, les marbres de Rance et de Barbençon, le Sainte-Anne, la brèche de Waulsort et le marbre noir de Dinant. Les restaurations ultérieures, y ont ajouté le petit-granit, le Marbre noir de Golzinne et le Noir de Tournai et encore quelques autres marbres rouges belges. La revue "Les Cahiers de Science et Vie" n°24 du mois d'avril 2003, est consacrée aux "Sciences et techniques des bâtisseurs de Versailles". Les marbres du sud de la France, surtout ceux des Pyrénées y occupent, à côté du Carrare, une place de choix. Les marbres de chez nous y sont à peine cités. Le but de cet article est donc de leur rendre la place qu'ils occupent dans le Château. Les romains exploitaient et exportaient la plupart de nos marbres. Une exception notable, le petit-granit, qui, bien qu'exploité depuis le XVème siècle, n'a été poli qu'à partir de la fin du XVIIIème. A la période Baroque, et il suffit de visiter la Maison de Rubens (1610) pour s'en rendre compte, des centaines de variétés différentes de marbres étaient disponibles et il n'est donc pas étonnant que les ingénieurs de Louis XIV se soient tournés vers la partie septentrionale du Royaume pour leur approvisionnement. Les marbres de chez nous ne sont pas les seuls à servir la gloire du roi. Tous les matériaux les plus beaux et les plus chers devaient être montrés à Versailles. Il ne faut pas oublier que Versailles a été voulu comme la vitrine de la France. Vitrine politique et diplomatique d'abord, vitrine artistique et technologique ensuite, vitrine des savoir-faire du Grand Siècle enfin. Donc, à coté des marbres "belges" on y rencontre les célèbres marbres des Pyrénées : le Sarrancolin, le Campan, le marbre d'Antin, le statuaire blanc de Saint-Béat, le Petit Antique d'Hèches, la brèche de Barbazan etc. Les rouges du Languedoc : Rouge incarnat, Griotte, le Féline etc; les marbres du Bourbonnais, les marbres jaune et rose de Provence, de Trets sans oublier les Carrare, Portor et autres marbres vert d'Egypte. Cette profusion de marbres peut étonner, mais il ne faut pas oublier qu'à Versailles il y avait 67 escaliers, 1400 fontaines et que le château était chauffé par 1252 cheminées, dont il ne nous reste qu'un dixième. Rappelons que tous nos marbres sont des calcaires durs, sédimentaires et de très faible porosité; qu'ils sont tous d'âge Dévonien supérieur ou Carbonifère inférieur, c'est à dire qu'ils ont été déposés, dans un intervalle de temps de 50 millions d'années, entre 380 et 330 millions d'années et que la gamme chromatique est par contre limitée au noir, rouge et gris. La plupart de ces exploitations ont disparu et les archives (n'oublions pas que la construction de Versailles se déroule aux XVII-XVIIIèmes siècles) n'ont pas encore livré toutes les traces écrites. Par contre le nombre d'informations fausses, fantaisistes ou non référencées, relatives à des utilisations à Versailles, circulent et doivent inciter à la plus grande prudence. La méthode utilisée dans cet exposé préliminaire est donc celle du touriste, géologue de profession, qui visite le Château et note au passage les marbres qu'il croit reconnaître comme provenant de la région où il travaille. Il trouve d'abord le Marbre rouge de Rance utilisé à profusion tant en placages qu'en pilastres, comme dans la Galerie des Glaces que pour la confection de colonnes et de cheminées monumentales. Il peut aussi y observer des revêtements muraux ou des dallages en Sainte-Anne (belge), en Marbre Noir de Dinant, en genre Grand Antique de Barbençon, en Brèche de Waulsort (ou de Dourlers) en Petit-granit (anciennement appelé Ecaussinnes ou Marbre de Ligny), en Marbre noir de Golzinne et de Tournai. Il y rencontre aussi des marbres de l'Avesnois : Quelques dalles en Marbres de Cousolre, de Glageon, en Marbres noir français de la région de Bavay, etc. On peut raisonnablement penser qu'en ce qui concerne les six derniers cités, il s'agit de matériaux ayant servi lors des restaurations effectuées sous la Monarchie de juillet ou même postérieurement. La durée des travaux, la succession des architectes, les restaurations ultérieures font que la décoration marbrière n'est pas homogène. L'essentiel du décor des Grands Appartements, dont l'architecte est Le Vau, est constitué par "des revêtements de marbres qui couvrent les murs et sont combinés avec un souci d'oppositions de couleurs vigoureuses : rouges et vert foncé ou noir veiné jouant sur un fond blanc uni" alors que lorsque l'on pénètre dans la Galerie des Glaces, due à l'architecte Mansart, avec, à ses deux extrémités les deux salons annexes de la Guerre et de la Paix, "l'œil est aussitôt caressé par une tonalité générale beaucoup plus douce. Au lieu de chercher, en effet des contrastes de couleurs vigoureux, Mansart a choisi des marbres tirant sur le gris, d'un rouge éteint, d'un vert clair, et qui se détachent sur un fond non plus de blanc uni, mais de blanc veiné. De nombreux rehauts de bronze et de stucs dorés viennent ajouter à la richesse et à la gaieté de l'ensemble". Dans un article sur la diffusion du marbre de Rance en France (1992) je regrettais que "quand on visite Versailles ou une autre belle demeure, aucun guide, ne répond à la question concernant la provenance de tel ou tel marbre ; et pourtant qu'elle est belle la Galerie des Glaces et cette beauté est indissociable de la qualité des dorures, des glaces et du marbre. Et que dire des hommes et femmes anonymes qui se cachent derrière ces magnifiques décors. Procédons maintenant à la visite. Lorsque l'on pénètre dans l'enceinte du château, le regard se porte d'abord naturellement vers la partie centrale, c'est à dire la façade qui est aussi la partie la plus ancienne, car construit sous Louis XIII. Louis XIV y a ajouté une colonnade en marbre rouge de Rance, colonnes qui ont subit les outrages du temps, mais sont restées très belles. Que dire de ces mêmes colonnes qui ont gardé un poli profond et que l'on admire dans le Grand Vestibule ! Le marbre de Rance est probablement celui qui a été le plus employé dans la décoration du château de Versailles. En particulier, le seul parmi ceux exploités dans cette localité qui soit reconnaissable sans ambiguïté, le "Vieux Rance". A l'époque de la construction de Versailles, c'était la carrière de la Margelle à Rance, qui fournissait la majorité des marbres mais n'arrivait plus à satisfaire tous les besoins d'autant plus qu'on demandait des blocs de plus en plus grands pour colonnes et l'on décida de l'ouverture du gisement du "trou à Rocs" dénommé depuis "Trou de Versailles". Pour transporter les énormes colonnes monolithes, les ingénieurs de Louis XIV abattirent tout un quartier de forêt, souvent des troncs de chênes pour construire un chemin artificiel (de Renlies à Cousolre). Ce beau marbre était exploité par M.P.G. jusque vers 1952 ou 1953. Avant de terminer ce paragraphe sur les marbres rouge belge, signalons que des colonnes rappelant celles de la façade principales et faisant face à la Cour royale sont en marbre rouge griotte impérialé et que des restaurations récentes effectuées dans le Grand Vestibule y ont apporté des rouges griottes, provenant probablement de la carrière de Maudoux-Mousty à Neuville. Des meubles sont également recouverts d'une plaque de marbre rouge royal ou du marbre de Beauchâteau (Senzeille) bien reconnaissable grâce aux fossiles Dans le pavement des Grands Appartements, on peut voir de nombreux exemples d'applications de marbre Sainte-Anne. La dernière carrière active de marbre Sainte-Anne est celle des Hayettes à Biesme. Elle était exploitée par M.P.G. et a été arrêtée en 1975. La rampe du grand escalier de la Reine, et certains éléments des Grands Appartements pourraient avoir été confectionnés en Grand antique de Barbençon aussi connu sous le nom de "Brayelle"... Signalons aussi que l'on trouve quelques dalles de Marbre "Sainte-Anne de Cousolre" et de Marbre de Glageon dans les couloirs du Parlement à Versailles. Elles furent probablement placées au XIXème siècle pour remplacer des dalles défectueuses. Un certain nombre de couloirs, et surtout la salle de bain de Louis XV, sont pavés d'un damier de marbre blanc et noir. Le marbre banc est probablement italien. Le noir, par contre, est originellement du marbre noir de Dinant. Au cours du XIXème siècle, d'autres marbres noirs, surtout celui de Golzinne dont les conditions de gisement rendaient l'extraction moins onéreuse, vont concurrencer le marbre noir de Dinant. Le dallage du Grand Vestibule, damier de blanc de Carrare et d'un marbre d'un noir profond, qui datait de 1679 a été remplacé en 1986 par le Noir belge ou marbre noir de Golzinne, probablement fournit par Merbes-Sprimont. De même, la célèbre Cour de Marbre, qui formait dès 1679, l'entrée principale du château et dont le dessin original nous est inconnu, a été rehaussée vers 1990 et est actuellement constituée d'un damier en marbre blanc, en Petit-granit provenant de la carrière Gauthier-Winqz de Soignies et de Noir de Tournai, livré par les Carrières Lemay de Vaulx-lez-Tournai. Notons au passage que ce qui fut exploité, essentiellement au cours de la seconde moitié du XIXème siècle sous le nom de Noir français est un calcaire noir du Dévonien de la région de Bavay, surtout du Givétien ( 375 millions d'années). Certains bancs présentent des fossiles de lucines (Noir à Amandes), de murchisonies (le Fleuri ou Blondeau) ou des géodes de calcite (boule-de-neige) et ces marbres sont bien représentés dans des dallages au château et de la chapelle de Versailles. Ils datent probablement des aménagements de Louis-Philippe. L'origine des panneaux de brèche, que l'on voit entre autres, dans le Salon d'Hercule et en d'autres endroits dans les appartements royaux, ne peut pas être déterminé sans passer par les archives. On peut évidemment penser en priorité à Dourlers, dont le gisement en Avesnois, était probablement exploité à cette époque. Comme belge, on appellerait ce marbre, Waulsort ou Fontaine-l'Evêque. Le Petit-granit, qui est relativement bien représenté dans les pavements à Versailles, date probablement de restaurations ultérieures aux règnes des rois de France. Nous avons déjà cité à ce propos, le dallage de la Cour de marbre. On peut y ajouter le dallage contemporain de la Galerie Basse ou alternent marbres blancs, Petit-granit et Noir Marquina d'Espagne. Les paliers du grand escalier de la Reine possèdent également des éléments en Petit-granit dont la date de la pose m'est inconnue. Ce texte est le résumé d'une communication présentée à Versailles, lors l'un colloque international intitulé "Marbres de Rois, splendeurs des pierres ornementales -XVIIe et XVIIIe siècle" qui s'est tenu dans la Galerie Basse du Château. Bibliographie G. Besc-Bautier et H. du Mesnil, La Politique royale du Marbre français (1700-1789) Les Ressources minérales et histoire de leur exploitation. Ed. Comité des Travaux historiques et Scientifiques, Paris, (Grenoble 1983), 1986. p .426-442. G. Besc-Bautier et H. du Mesnil, "Le Marbre du roi, l 'Approvisionnement en marbre des bâtiments du roi, 1660-1715", Eighteen Century life, Coll. The Versailles Colloquium (1985) "The Art and Architecture in Versailles" Vol.17, n°2, 1993, p.36-54. J.P. Biron, M. Coen-Aubert, R. Dreesen, B. Ducarme, E. Groessens et F. Tourneur. "Le Trou de Versailles ou Carrière à Roc de Rance.", Bull. de la Soc. belge de Géologie, t. 91, fasc. 4, Bruxelles, 1983, p. 317-336 E. Groessens, "L'industrie du marbre en Belgique", Mém. Institut géologique de l'Univ.de Louvain, 1981, t..XXXI, p. 219-253. E. Groessens, "La diffusion du marbre de Rance en France", 117° congr. nat. des Soc.Sav., Clermont-Ferrand, 1992, 2°coll. Carrières et constructions, p. 193-211. E. Groessens, "L'origine et l'évolution de l'expression 'Petit-granit' ", Bull.Soc.belge de Géologie, Bruxelles 1993, t.102, p 271-276. E. Groessens, "L'exploitation et l'emploi du marbre noir de Dinant sous l'Ancien Régime", 119° congr.nat.soc.hist.scient., Amiens, 1994, 3°coll. Carrières et constructions, p.73-87. E. Groessens, "Le Marbre Noir" in "Boiseries et marbres sculptés en Namurois.", Monographies du Muséee des Arts anciens du namurois, 1997, P. 67-73. E. Groessens, "Les marbres du Nord de la France et du Boulonnais", Ann. Soc. Géol.Nord, Lille, 2003 t. 10 (2°série) p. 1-10 J. Heuclin, "L'industrie du Marbre au XIXème siècle à Cousolre", Mém. de la Soc.archéol. de l 'Arrondissement d'Avesnes, Avesnes, 1980, t.XXVII, p.87-111. A Jennepin, Monographie de la Marbrerie dans l'Arrondissement d'Avesnes, Union géographique du Nord de la France, Douai, 1901, 44p. F. Tiberghien (at al), Sciences et techniques des bâtisseurs de Versailles. Les Cahiers de Science et Vie, n°74, avril 2003. F. Tourneur, La Cheminée marbrière en Wallonie au XVIIIème siècle - Une production de grande exportation. Pierres et Marbres de Wallonie, à Sprimont et Musée National du Marbre à Rance, 2001, 4p. |